De l'intérêt des archives du bagne


Puisque le mois d'avril n'est pas terminé, voici à nouveau un petit article inspiré par le généathème de généatech, "les naissances multiples", mais toujours dans la veine un jour un ancêtre #1J1A.

Aujourd'hui, une fois n'est pas coutume, nous sortons de Savoie... Et oui, ma famille n'est pas 100% montagnarde : du côté de ma mère, c'est plutôt l'Ain, le Rhône et l'Isère, avec comme point de regroupement central Lyon qui sont à l'honneur. 

Le but également ? vous faire découvrir les archives des bagnes et leur grand intérêt, trouvables aux ANOM. Plein de thèmes en un article, c'est cadeau !

Alors c'est parti ! Voici le portrait et la vie "secrète" et trépidante (mais encore très incomplète) d'un arrière-grand-oncle, frère jumeau de mon arrière-grand-mère, qui fut condamné au bagne en Guyane. 


Jean Marie et Maria Berthillot sont nés jumeaux, le 4 juin 1907, dans le petit village de Lapeyrouse (Ain). Ils ont un demi-frère aîné, Adrien, né un an auparavant, du viol de leur mère.

Leur père, Pierre Marie Berthillot, manœuvre, est issu d'une famille de vignerons du village de Saint-Vérand (Rhône), et leur mère, épicière, vient de la chapelle-du-Châtelard, dans l'Ain. Le couple se marie 4 ans après la naissance des jumeaux, en 1911. Trois autres sœurs naîtront après l'union, entre 1912 et 1915 : Simone, Léa et Berthe. Les deux enfants jumeaux, le demi-frère utérin, et les trois sœurs suivantes, ainsi que la mère, là encore, survivront, et heureusement puisque Maria est mon arrière-grand-mère maternelle, corne grand-paternelle.

Et nous allons nous intéresser particulièrement à Jean. Toute mon enfance, j'ai entendu des histoires à la Jean Valjean, de malheur et d'injustice, sur ce tonton malchanceux, qui aurait été envoyé au bagne pour avoir volé une pomme. Forcément, ça titille l'imaginaire, ça questionne, ça interroge, ça taraude, et ça donne envie d'aller plus loin. 

Entre la naissance de Jean et 1933, il est pour le moment compliqué de savoir exactement quelle a pu être l'existence de cette fratrie et particulièrement de Jean, du fait de la non-communicabilité des documents concernant cette période. On sait que la famille résidait à Lyon 5 dès 1911 (mariage et naissance des filles). Sa fiche matricule serait particulièrement utile, et sera trouvable sur la classe 1927 sur le canton Sud de Lyon. Elle fait partie des prochains documents qu'il faudra que je demande.

Mais forte de ce que je savais, j'ai tenté une recherche nominative dans la base des ANOM. Là encore, désillusion, aucun dossier de moins de 100 ans n'est communicable. Alors je leur ai écrit, directement, en précisant tout ce que je savais : état civil, parents, date de naissance etc...

Et ça a fait des chocapics ! Ils m'ont renvoyé toutes les références et cotes des dossiers le concernant, et je n'avais plus qu'à envoyer un adorable bénévole faire les photos d'un dossier épais comme un best-seller de littérature. 150 photos et quelques mails plus tard, c'était le graal ! N'hésitez pas du coup à les contacter pour faire une demande si jamais vous êtes sur la piste d'un bagnard.


A partir de 1933, un dossier de bagne est donc disponible à son nom. On y apprend qu'en 1933, Jean, exerçant comme manœuvre, vit en concubinage notoire avec une dénommée Anne-Cécile Pasteur, dite veuve Fergey, de 6 ans son aînée. Le 21 octobre 1933, le couple, un de leurs amis Alexandre Mutaud, et deux individus ayant réussit à se faire la malle avant d'être pincés, se rendent coupable du vol et recel d'une automobile à Lyon. Le 21 décembre suivant, le tribunal correctionnel de Villefranche le condamne à 13 mois de prison et à la relégation (= bagne), avec contrainte par corps de 5 jours.

Cette condamnation à la relégation implique fortement une notion de récidive dans les actes pénalement condamnables. En effet la relégation n'est en général appliquée que dans les cas de récidive chez les délinquants notoires dont on estime que seul le bagne et la transportation seront à même de redresser leurs valeurs morales.

Et effectivement, il y avait récidive, et pas qu'une fois : son dossier de bagne nous apprend qu'il n'en est pas à sa première exaction, puisque dans les condamnations antérieures, on découvre qu'il aurait déjà fait 3 mois de prison à Lyon en 1924 pour vol, 10 mois de prison à Grasse en 1926 pour vol et coups, 6 mois en 1928 pour recel de vol dans le Rhône, et de nouveau 2 condamnations en 1931 à Lyon, dont 4 mois de prison pour vol. Tout cela ouvre la piste à de nouveaux dossiers de procès à récupérer aux AD du Rhône et des Alpes-Maritimes. Il va encore me falloir faire appel à des bénévoles pour les photos...


Jean fait appel de cette condamnation, après certainement avoir purgé tout de même sa peine de prison. Mais le 19 février 1934, le tribunal confirme la relégation, et son pourvoi en cassation est rejeté. Le 7 septembre 1935, il est donc envoyé au bagne en Guyane, où il arrivera le 22 septembre pour être interné à Saint-Jean-de-Maroni. Son dossier laisse peiné à la lecture de certaines cases évoquant la situation personnelle : dans la case où il est demandé de noter ceux qui pourraient s'occuper de lui et de quelle façon, en cas de commutation de peine, libération ou décision gracieuse, on trouve inscrit "Aucune personne n'attache de l'intérêt à ce détenu ; correspond avec sa famille sur laquelle il ne peut miser aucun appui sérieux".
Dans la case "conduite - état moral ou intellectuel", on peut lire "ne manifeste aucun repentir et n'est susceptible d'aucune chance d'amendement. Conduite dans la vie libre laissant à désirer à tous point de vue, mauvaises fréquentations. Mal noté dans sa commune, conduite et moralité mauvaise, s'adonnait à l'ivrognerie, se livrait au libertinage et à la débauche, vivait en concubinage".

On apprend également qu'il mesure 1 mètre 65, et qu'il est de robuste constitution, en bonne santé, dit illettré mais sachant lire et écrire (on n'est pas à une contradiction près...), anciennement habitué aux travaux de maçonnerie de par son activité en France, et donc apte à tous travaux, y compris de terrassement. Il est toutefois précisé qu'il est peu cultivé, et ne présente aucune aptitude particulière permettant de lui faire acquérir des compétences autres...


Lors de son séjour au bagne, sur la colonie, il semble continuer à mal se comporter, puisqu'on relève une condamnation pour évasion en décembre 1935. Evadé le 1er décembre du pénitencier avec un co-prisonnier nommé Avetis, ils furent rattrapés dans les passages de la crique Rouge le 2 décembre, et il en fut quitte pour 15 jours de prison.

Après deux ans de comportement "sage", au mois d'octobre 1938, sa "docilité" fut entachée, puisqu'on lui trouve trois passages en commission disciplinaire ayant toutes trois values 8 jours de cellule, pour des "bavardages continuels" par deux fois, ou le fait qu'il ait "joué aux cartes dans le blockHauss" (a priori c'était mal :p )


En 1937, Jean sollicite une admission à la relégation individuelle, plutôt que collective comme jusqu'à présent. Là vous pourriez me demander mais qu'est-ce que donc qu'il s'agit donc là ? 

En résumé, la relégation collective emploie davantage le processus pénitentiaire et répressif, pour tenter de "guérir" moralement les récidivistes loin de la société. Après un certain temps et certainement des preuves comportementales du "redressement moral" du condamné, il peut faire la demande d'une relégation individuelle, qui lui confère un statut juridique libre dans la colonie : pour cela, il doit justifier de moyens honorables d'existence, de l'exercice d'un métier honnête, et être autorisé à contracter des engagements de travail ou service pour l'état, les colonies ou les particuliers.



La décision concernant Jean est rejetée, car il est jugé disposant d'un pécule insuffisant, avec seulement 92 francs, ne permettant pas de régler la masse d'hospitalisation : en effet, pour pouvoir prétendre à une liberté relative en tant que relégué individuel, le bagnard doit économiser et verser à la comptabilité de la colonie une somme substantielle pour pouvoir parer aux éventuels soins médicaux dont il pourrait avoir besoin en cas de maladie ou d'accident. Sans cela, la libération ne peut être accordée. 



On trouve au dossier la réponse écrite de Jean à cette décision de rejet : il précise qu'il a été omis dans son dossier la mention que du 19 septembre 1936 au mois de juillet 1937, il a été en "cession de boucherie" chez le couple Symphorien, et qu'il devrait être porté à ce pécule 10 mois de traitement à 30 francs par mois, soit 300 francs de plus, une somme qu'il considère largement correcte pour constituer un pécule suffisant à l'acceptation d'une relégation individuelle. Il tourne alors son courrier en nouvelle demande de relégation individuelle, en arguant de sa bonne conduite : "Arrivé en 35 à la colonie, je ne compte que 16 jours de cellules et une condamnation pour évasion en 1935 à 15 jours de prison".

En mars 1938, la demande de relégation individuelle est de nouveau rejetée, car "malgré les conditions de bonne conduite, bonne santé et de pécule suffisant pour couvrir la masse d'hospitalisation que réunit Berthillot, il n'est guère possible de l'admettre au bénéfice de la Relégation Individuelle, s'il ne souscrit à un engagement de travail, qui seul peut lui permettre de subvenir honnêtement à ses besoins". Pour autant, on apprend dans un nouveau courrier de protestation de Jean en date du 6 novembre 1939, qu'il est toujours en poste à la maison Symphorien en tant que cessionnaire boucher, donc qu'il possède bien un engagement de travail.


La décision de Relégation Individuelle provisoire sera finalement accordée le 17 mai 1941, malgré un avis mitigé du chef des services pénitentiaires, qui déclare que Jean est "actuellement en bonne voie d'amendement, mais temps de probation encore insuffisant, avis d'ajournement". La décision est donc enfin acceptée, et Jean obtient également l'autorisation de continuer à séjourner au pénitencier au compte de son patron.

On pourrait se réjouir qu'après presque 6 ans de bagne, Jean retrouve enfin un statut de liberté juridique, mais ... cette liberté provisoire fut de courte durée ! 


Nouveau dossier : le 26 décembre 1941, le gouverneur notifie à Jean sa réintégration dans la relégation collective. La raison de cette suspension de liberté provisoire est cocasse : "se livre à la contrebande de café hollandais, par l'intermédiaire des lépreux de l'îlot Saint-Louis, risquant ainsi de propager cette terrible maladie aux acheteurs de ce café ignorant que cette denrée avait été manipulée par des lépreux". Après consultation de la commission de classement, du directeur du pénitencier et du gouverneur, la décision fut unanime : les faits étaient graves, et méritaient la fin de la liberté provisoire. Le 15 janvier 1942, l'agent de police Romule Laloupe, sur ordre du lieutenant-colonel Camus, directeur des services pénitentiaires coloniaux, a procédé à l'arrestation et au dépôt au camp de transportation de notre pauvre Jean. Bah oui, quelle idée aussi, d'aller trafiquer du café avec des lépreux...


Il faut savoir que la lèpre est une maladie bactérienne, contagieuse, qui se transmet par contact cutané prolongé, ou par la salive (postillons etc). La bactérie présente dans les voies respiratoires et les ulcérations de la peau se transmet et peut contaminer lors de frottements, contacts prolongés, contacts sur une peau fragile (comme celle des enfants) : il suffit par exemple de dormir dans les draps dans lesquels s'est couché un malade pour la contracter potentiellement. 
à ce jour, la lèpre est toujours un problème de santé majeur dans une centaine de pays du monde, majoritairement en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. On dénombre toujours plus de 200 000 nouveaux cas par an, et on estime que près de 2 millions de personnes sont atteintes dans le monde.



Le 15 mai 1942 pourtant, le tribunal de Paix à compétence étendue du Maroni, considérant que plus de cinq années se sont écoulées depuis l'expiration de la peine des 13 mois de prison prononcée en février 1934 par la cour d'appel de Lyon, décide de relever Jean de la relégation. Il est admis par tout ce petit monde que Jean désire se fixer sur la colonie, donc n'a pas à justifier du pécule nécessaire pour les frais de voyage, mais que les frais de justice seront prélevés sur son pécule de réserve. 



Du côté de la légende familiale, il était dit que Jean n'avait pas voulu rentrer en France suite à sa libération, qu'il avait rencontré une femme, et vivait dans la jungle avec des indigènes. Il est aussi dit qu'il aurait été contaminé par une liane toxique dont le poison lui aurait rongé le nez, une oreille, et qu'il aurait été soigné par ce peuple indigène avec qui il vivait. Ces histoires sont encore à explorer pour démêler le vrai de la légende. N'aurait-il pas tout simplement contracté la lèpre lors de son trafic ?


Toujours est-il qu'on constate un trou de 6 ans dans la documentation pour le moment, et qu'on le retrouve seulement le 24 mai 1948 en France, installé de nouveau à Lyon 5ème, place du marché, pas très loin de sa famille qui vit dans le même arrondissement. Il se marie peu après avec une bretonne, Marguerite Elise Carré, mais ils n'auront pas d'enfants.

Jean finit par décéder à Lyon 5, le 14 novembre 1961. D'après son acte de décès, il vivait toujours à la même adresse, avec son épouse, et exerçait alors la profession d'asphalteur. Son épouse le rejoindra dans la tombe dix ans plus tard.



Et maintenant, je ne désespère pas de réussir à combler les trous de son existence, déjà en obtenant sa fiche matricule, puis les dossiers de procès de ses 5 autres condamnations, et en explorant les recensements modernes d'après-guerre pour tenter de définir plus précisément sa date de retour en France. Et éventuellement si la documentation le permet, d'essayer de trouver des traces de ce que fut son existence en Guyane entre sa libération en 1942 et son retour en France... 


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Sources : ANOM, AD01, AD69

Pour aller plus loin : 

Relégation collective ou individuelle : une condition juridique spéciale pour les récidivistes, XIXe-XXe siècles. Hida Hedhili

La relégation des femmes récidivistes en Guyane française, 1887-1907, Jean-Lucien Sanchez


Illustration : tirée de ma production personnelle.

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