Qui vole un oeuf...


Biographie introductive :

Marie
 est bien un homme, malgré son prénom connoté féminin et l’absence de tout autre prénom associé quels que soient les actes. Il est né avant 1733 de l'union de Pierre et Françoise Cadet dit Bovagne, et est dit natif de Vanzy dans la plupart des actes le concernant. 

Il est dit Maître Charpentier ou bien cultivateur, suivant les actes, et qualifié d'"honnête", qui dans le lexique savoyard désigne un homme de la classe populaire peu fortuné mais honorablement connu.  
Il aurait eu une première fille illégitime appelée Jeanne Delétraz, le 9 février 1758, née d’une liaison avec une dénommée Antoine Baudet.

Marie et Antoine ne semblent pas s’unir par la suite, puisque le 28 juillet 1761, on trouve sur la paroisse de Vanzy, son mariage avec Anne David. Ils eurent seulement 3 filles : Louise, Anne et Péronne, toutes nées à Vanzy. Anne David décède le 5 juillet 1767 à Vanzy, âgée de seulement 29 ans, 17 mois après la naissance de sa dernière fille, laissant Marie veuf, avec trois petites filles de 5, 4 et 1 an 1/2 à charge. Si on peut supposer que la mère de Marie a pu l’aider dans sa tâche de père célibataire, cela n’a certainement pas duré longtemps, puisque celle-ci décède quelques quatre mois plus tard. Marie épouse finalement en seconde noces Etiennaz (ou Etiennette) Cadet dit Bovagne le 19 janvier 1768. 

Un an après leur mariage, et 10 jours après la naissance de leur premier fils, la petite Péronne, issue du premier lit, décède, âgée de seulement 3 ans. En une décennie, de 1760 à 1770, Marie perd ainsi ses deux parents, deux de ses frères, sa première épouse, certainement sa première fille (illégitime), une des filles de son premier lit, et l'aîné de son deuxième lit. Etiennaz et Marie eurent ensemble sept enfants dont 2 paires de jumeaux, parmi lesquels seuls deux survivront : la première paire de jumeaux à naître, en 1774. 


Le contexte :

Lorsque la Révolution éclate en France en 1789, la Savoie n'est d'abord pas touchée. Il faut dire que le Roi a commencé à abolir les droits féodaux quelques vingt ans auparavant. Pour autant les savoyards émigrés, notamment à Paris, se réunissent en club, se nomment les "allobroges", et adhèrent aux idées révolutionnaires. Ils sont présents dans les rangs de l'armée du général Montesquiou, qui envahit sans guerre vu la défection immédiate des armées savoyardes, la ville de Chambéry en septembre 1792. S'ensuivra une accélération de la vente des biens féodaux, et surtout des biens cléricaux.

Est-ce que cette période d'instabilité politique et de changements profonds au niveau économique et sociaux a causé des désordres concrets sur le plateau de la Semine, recoin préservé de Haute-Savoie ? On observe une baisse de la population du village de Vanzy au recensement de 1793, ainsi qu'un pic de mortalité important en 1791, avec des taux de renouvellements négatifs sur les années avant et après 1793. La pauvreté qui avait déjà court sur le plateau dès 1767 au point de causer l'émigration massive de centaines de jeunes gens a-t-elle perduré jusque là malgré l'installation des tuileries pour relancer l'économie ?

Il est certain que la famille Delétraz fut touchée de plein fouet. La découverte de la transcription de l'acte de décès de Marie en 1793 dans les registres de Vanzy a ouvert de nouvelles perspectives de compréhension de l'histoire de la famille durant cette période. Celui-ci est décédé en 1793 à Chambéry, en prison, avant jugement. Mais pourquoi?

Le dossier de son arrestation est riche de détails. Nous y trouvons déjà une description physique qui permet de se faire une idée de son apparence, alors qu'il est dit âgé de 65 ans : "Taille de 4 pieds et quelques pouces, cheveux et sourcils noirs, visage plat et grevé de petite vérole, né aplati, menton allongé, bouche moyenne". Vanzy a donc pu être touchée également par une épidémie de Vérole comme la paroisse de Sevrier en 1754, et Marie y aurait survécu, en gardant à jamais les stigmates. De même, alors âgé de 65 ans, il n'avait pas encore grisonné, ou point trop pour toujours être décrit avec les cheveux noirs, et ne souffrait pas de cette calvitie souvent propre aux hommes de son âge. Il était toujours dit illettré, charpentier de profession, mais ne semblait guère pouvoir en vivre au vu de la suite des événements mentionnés dans les interrogatoires.


Les faits : 

Lors de la semaine sainte de l'année 1793, Jean et Gaspard Michard, meuniers au moulin de Saint-Pierre à Chessenaz, auraient commandé à Marie la coupe de 500 échalas de bois, puis une fois ce travail effectué, auraient refusé de prendre le bois et de le payer, au prétexte qu'ils n'avaient pas assez d'ouvriers pour les faire récupérer. Les échalas sont restés au lieu où ils ont été coupés, et ont été progressivement volés, réduisant encore et encore le prix que Marie aurait pu en tirer si Michard acceptait de le payer enfin et d'assurer les moyens de sa maigre subsistance. Faute d'argent, il raconte qu'il n'a pas eu un morceau de pain chez lui de plus de six semaines autre que celui son épouse, Etiennaz recevait en mendiant, décrivant le dénuement dans lequel ils se trouvent plongés et la misère où ils étaient réduits. Il leur en tient fortement rigueur, les accusant d'être la cause à sa misère, et cherche "quelques moyens de s'en tirer à leur préjudice plutôt qu'à celui de tout autre".

 

Le 21 juin 1793, François Gros-Filliet, fils du domestique du curé d'Eloise, est mandaté par ledit curé pour porter au moulin de Chessenaz "quinze quarts de froment (mesure de Chaumont qui a cours à cette époque sur le plateau) en deux sacs", et de n'en revenir qu'avec le grain réduit en farine. Il constate qu'en même temps, Michard, seul ouvrier du moulin, devait également traiter la commande du maire de Chêne-en-Semine, qui avait fait poser au moulin un sac, de la contenance "d'une coupe de farine". La nuit du 22 au 23 juin, François Gros-Filliet ferme bien la porte du moulin, et s'en va dormir dans un moulin voisin.

 

Vers les deux heures du matin, Marie, connaissant les lieux et sachant qu'une grande brèche existe sous le toit, côté du couchant, permettant aisément de s'introduire au moyen d'une échelle de 6 ou 7 pas ou d'un trépied, se rend sous le couvert de la nuit sur les lieux, et dérobe les trois sacs de blés et farine, qu'il rapporte chez lui en plusieurs fois, si bien qu'une demi-heure avant l'aube, il était chez lui, avec le fruit de son larcin. Il ne devait pour autant pas être rompu à l'exercice puisqu'il aurait oublié dans le moulin une sacoche, aisément reconnaissable comme lui appartenant. Ceci, en plus des soupçons évidents des frères Michard à cause de leur querelle qui durait depuis plusieurs mois, rend l'enquête fort rapide, et sur les cinq heures du matin, les frères Michard, François Gros-Filliet, accompagnés de Joseph Brunet, maire de Vanzy, et de Philibert Gorjux, officier municipal, se présentent à la porte du domicile de Marie, à la recherche desdits sacs de farine. Les ayant trouvés, ils font prévenir François Félicé, juge de paix et officier de police du canton de Frangy, qui se présente également quelques temps plus tard afin d'interroger notre suspect peu récalcitrant qui avoue tout sans se faire prier.

 

Suite à ces aveux, deux cavaliers du 5ème Régiment, en détachement à Frangy (chef-lieu du canton), le firent conduire en la maison de la judicature, où les sacs furent mis sous scellés comme preuve, jusqu'au procès définitif. Après rédaction de son mandat d'arrêt, François Félicé mandate à nouveau les cavaliers du 5ème régiment pour transporter Marie le 24 juin à 6 heures du matin, en la maison d'arrêt de Carouge (chef-lieu du district), "à défaut de gens d'armes". On apprend à cet égard, qu'il est requis pour les gendarmes de faire "ettapes chaque fois qu'ils vacquent plus de huit heures pour la même expédition", et que le trajet aller-retour de Frangy à Carouge avec dépôt du prisonnier ne peut se faire en moins de douze heures ; aussi, Félicé requièrent pour ces deux dragons que "l'etappe de cavalerie leur soit fournie en conformité de la loi".

 

Le 25 juin, Marie est traduit pour interrogatoire devant Louis-François Picus, directeur du juré, et juge au tribunal de Carouge. Le 26 juillet, Picus convoque Jean Michard et François Gros-Filliet à venir témoigner en personne le 1er août devant le juré d'accusation lors de l'audition qui devra se tenir. Le 24 juillet, Il avait été procédé au tirage au sort des membres dudit juré, qui en furent notifiés et priés de se présenter à Carouge à la même date, "le jeudi 1er août à 9h précise". Leur absence les condamneraient à 30 livres d'amende, et d'être "privé du droit d'éligibilité et de suffrage pendant deux ans". Aussi, le 1er août à 10 heures, tout ce monde était assemblé, excepté Jean Michard, qui n'a pas jugé bon de se déplacer. Une fois le témoin Gros-Filliet entendu, les pièces du dossier transmises au juré, le juge s'est retiré afin de les laisser délibérer. Et quelques temps plus tard dans la même journée, la réponse du juré est arrivée : "oui, il y a lieu". Aussitôt Picus indique donc que le délit de Marie "étoit de nature à mériter peine afflictive et infamante", et rédige un mandat pour le transférer immédiatement en la maison de justice criminelle de Chambéry.


On l'y retrouve le 18 août, lors d'un interrogatoire, où il exprime qu'il ignore pourquoi on l'a fait transféré à Chambéry. Et effectivement, cette décision n'est nulle part expliquée dans le dossier. Son procès est alors censé se tenir en ce lieu. Mais malheureusement (ou heureusement ?), Marie décède ab-intestat le 27 septembre 1793, toujours en attente de procès, dans les geôles de la maison de justice de Chambéry.


De l'importance des archives de justice... Sans ces dossiers, Les détails de l'affaire seraient restés un mystère !

Les archives de justice révolutionnaires sont à consulter en Série L, dans mon cas trouvables aux AD73 dans les archives des dossiers du tribunal de Chambéry sous la cote 1 L 98.

#1J1A


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Crédit photographique : moi-même, tiré de ma production personnelle.


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