La Chute



La boîte à chaussure m'a donc livré des trésors de correspondances. Après cette première boîte, d'autres ont suivi récemment : dans le malheur d'avoir à vider la maison de mes grands-parents suite à leur décès, il se trouve le petit bonheur de mettre la main sur d'autres trésors du passé. Au milieu des valises de documents redécouverts et "sauvés" que j'ai décidé d'adopter pour toujours dans mes bibliothèques, se trouvait une lettre en particulier que je m'en vais vous resituer...
Mon arrière-grand-mère était la dernière-née d'une fratrie de 5 enfants : François, Marie épouse de Louis, Louise épouse d'Emile, Laurent et mon arrière-grand-mère, Franceline, très liés et très proches les uns des autres, malgré parfois les distances qui les séparaient (Savoie, Nice, Lyon...).

Laurent, né en 1895 dans notre fief savoyard, était facteur à Lyon lorsqu'il fut recruté pour son service militaire : il n'eut donc que peu de temps pour faire ses classes avant d'être appelé sous les drapeaux par l'ordre de mobilisation générale d'août 1914 et envoyé au front. 
Entré au 114è Bataillon de chasseurs le 10 mars 1915 à tout juste 20 ans, il reçoit des éclats d'obus au crâne le 22 juillet 1915 alors qu'il s'est je cite : "élancé résolument à la charge à la baïonnette, et a été très grièvement blessé à la tête en arrivant à la tranchée ennemie". 
Pour ces faits, il obtient une citation à l'ordre le 14 mai 1916, puis l'attribution de la croix de guerre avec palmes, qui eu pour effet d'annuler sa citation antérieure. 

Ses blessures crâniennes, localisées dans la région occipitale, entraînèrent de multiples séquelles neurologiques liées à la perte de matière crânienne du lobe occipital : céphalées continues et paroxystiques entraînant entre autres des insomnies. Il a subit une tentative de trépanation pour les apaiser sans succès et laissant une brèche pulsatile. Tout ceci lui a occasionné une amnésie de fixation, des acouphènes et des vertiges aux changement de position, ainsi qu'une hémianopsie inféro-latérale (perte de la zone inférieure du champ visuel). 
Malgré cet état de santé altéré et les séquelles permanentes dont il souffre, il se marie en 1921 dans notre chère Savoie avec la jolie Angèle, et devient l'heureux papa de deux charmants bambins, Marcel et Georges, à quelques années d'écart.

Je savais que Marcel avait souffert d'une fin tragique alors âgé de douze ans, une sombre histoire de chute d'un balcon avec son frère...Ma grand-mère me l'avait raconté lors de nos longues soirées passées à répondre à mes incessantes questions sur l'histoire familiale...

Dans mes boîtes à trésors, j'ai donc retrouvé parmi les monceaux de cartes, lettres et photos, une lettre de Marie, sœur aînée de mon arrière-grand-mère et de Laurent, adressée à mon arrière-grand-mère, pour lui apprendre l'indicible horreur qui s'abat sur leur frère... 

Sur une feuille de papier jaunit, sont tracées à la hâte des arabesques dignes d'un électroencéphalogramme au crayon de papier. La graphie est brusque mais assurée, haute, penchée vers la droite, les lignes remontent, l'écriture s'arrondit et grossit de ligne en ligne, on sent l'émotion qui guide la main, et embrume l'esprit au vu de nombre de ratures, mots barrés, phrases recommencées... Quelques ronds plus foncés ici et là laissent penser que des larmes devaient rouler sur ses joues alors qu'elle traçait ces quelques mots :


"Lundi matin

Ma chère Franceline,

Quel affreux malheur j'apprends en arrivant à Perrache par François et Louis qui m'attendent ! Voici les détails.
A midi hier, Laurent astiquait sa voiture devant chez lui, les enfants s'amusaient tranquillement sur le balcon de la fenêtre en parlant à leur papa. Laurent entend successivement trois bruits bien distincts malgré la rapidité. Le premier le balcon, le deuxième Marcel, et le troisième Georges. Il se retourne et voit ses enfants inertes, ramasse son Marcel dans ses bras et le porte dans sa voiture. Il a perdu connaissance (et ne la reprendra plus jusqu'à 6 heures, heure de sa mort). Ramasse son Georges qui gémit, il y a d'avantage d'espoir. Sans perdre une seconde file à l'hôtel dieu. 
Angèle appelle pour manger de sa cuisine, personne ne bouge, elle avance à la salle à manger, ne voit pas d'enfants, regarde son balcon, voit qu'il n'y est plus, s'approche, en bas voit des éclaboussures de sang partout, pas d'enfants, pas de voiture, pas de Laurent. Apprend son malheur, court à l'hôpital pour trouver ses deux enfants sans connaissance. Pôvre petit Marcel, il ne la reverra plus. Reste à espérer qu'ils pourront conserver Georges qui a une jambe et un bras de cassé mais qui a repris connaissance. Marcel lui a fait amortir le choc avec son corps en lui tombant dessus. Pôvre Laurent, quel souvenir atroce, quelle vision. Pôvre Angèle aussi. Quel terrible moment ! Viendras-tu ? Bonnes bises et à bientôt, Marie."


Le mariage de Laurent et Angèle n'y survivra pas. Quelques années plus tard ils divorcent, Angèle l'a quitté pour partir avec l'associé de Laurent dans leur compagnie de bateaux-mouche. 
Il se remariera avec Fernande mais ils n'auront pas d'autres enfants. 

Laurent décédera en 1974 à l'âge assez honorable de 79 ans, avançant bon gré mal gré dans la vie en dépit de toutes les souffrances que la vie lui a fait endurer. Sa seconde épouse lui survit pendant 12 ans avant de s'éteindre à son tour en 1986.




Sources :

Naissance de Laurent : AD73 - 4E1174 - image 93
Fiche Matricule de Laurent : AD73 - 1 R 229 - images 365-366 
Décès de Laurent : Archives Municipales de Lyon - 2E3576 - image 157
Mariage 1 : mairie de la Chapelle-Saint-Martin
Mariage 2 : mairie de Lyon
Décès de Fernande : Base INSEE7
Lettre : Correspondance issue des archives familiales
Photo : Portrait de Georges et Marcel, tiré des archives familiales

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